Réflexions sur l’évolution du domaine de la gouvernance de sociétés


Le concept de « gouvernance d’entreprise » (ou « gouvernance de sociétés ») a commencé à émerger au cours des années 1970, mais son origine remonte à bien plus loin, avec les premières réflexions sur la gestion des entreprises et la responsabilité des dirigeants. Voici quelques étapes importantes dans l’évolution de la notion de gouvernance :

Les enjeux de la gouvernance de l'entreprise

Origines historiques 

XIXe siècle : Avec la révolution industrielle et l’essor des grandes entreprises, des sociétés par actions sont créées. Les propriétaires (actionnaires) délèguent la gestion de l’entreprise à des dirigeants.

Ce mécanisme introduit la première réflexion sur la séparation entre la propriété et le contrôle, et donc la nécessité d’une supervision pour s’assurer que les dirigeants agissent dans l’intérêt des actionnaires.

1932 : L’ouvrage « The Modern Corporation and Private Property » de Adolf Berle et Gardiner Means met en lumière les problèmes liés à la séparation entre propriété et contrôle dans les grandes entreprises. Ce livre est considéré comme un précurseur des discussions modernes sur la gouvernance.

Les années 1970 — l’émergence moderne 

Les scandales financiers et les crises économiques des années 1970 ont conduit à une prise de conscience accrue des problèmes de gestion et de surveillance dans les entreprises. C’est dans ce contexte que l’on commence à parler plus régulièrement de gouvernance d’entreprise en tant que discipline spécifique.

Le terme de « corporate governance » devient alors plus courant dans les discussions académiques et professionnelles, en particulier avec la montée des préoccupations concernant les conflits d’intérêts entre les dirigeants et les actionnaires.

Les années 1990 — institutionnalisation du concept 

L’un des événements majeurs est la publication du Rapport Cadbury en 1992 au Royaume-Uni, qui est une étape clé dans la formalisation des bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise. Ce rapport recommande des règles pour améliorer la transparence, la responsabilité des dirigeants et le contrôle des entreprises.

Parallèlement, aux États-Unis, le scandale Enron au début des années 2000 a mis en lumière les faiblesses des mécanismes de contrôle, ce qui a conduit à l’adoption de la loi Sarbanes-Oxley en 2002, renforçant la régulation des entreprises cotées.

Professionnalisation de la gouvernance et développements récents 

Depuis les années 2000, la gouvernance d’entreprise inclut non seulement la gestion des relations entre actionnaires et dirigeants, mais aussi des considérations plus larges telles que les parties prenantes (employés, fournisseurs, clients), l’éthique, la responsabilité sociale et environnementale, ainsi que la transparence des processus décisionnels.

Ainsi, bien que le concept ait été formalisé relativement récemment, les préoccupations qu’il recouvre existent depuis aussi longtemps que les grandes entreprises elles-mêmes.

Nouveaux concepts en gouvernance de sociétés et tendances émergentes

La gouvernance d’entreprise au Canada a évolué rapidement ces dernières années pour répondre aux enjeux économiques, sociaux, et environnementaux. Voici certains des nouveaux concepts et tendances qui ont pris de l’importance dans ce domaine :

ESG (Environnement, Social, Gouvernance) 

Environnement : La gestion de l’impact environnemental des entreprises est devenue une priorité. De plus en plus d’entreprises sont évaluées sur leur gestion des risques liés au climat, leur empreinte carbone, et leurs pratiques durables.

Social : Cela inclut la diversité, l’inclusion, les droits des employés, et les relations avec les communautés. Les entreprises doivent prouver qu’elles s’engagent à respecter des normes élevées en matière de pratiques sociales et de droits de la personne.

Gouvernance : Les bonnes pratiques de gouvernance, telles que la transparence, l’intégrité du conseil d’administration et la responsabilité, sont au centre des préoccupations. Le modèle de gouvernance ESG est devenu essentiel pour les investisseurs.

Diversité et inclusion au sein des conseils d’administration 

La diversité en matière de genre, d’origine ethnique, de compétences, et d’expérience devient une priorité stratégique pour de nombreuses entreprises au Canada. Des initiatives ont été mises en place pour promouvoir la diversité au sein des conseils d’administration, notamment avec la mise en place de quotas ou d’objectifs.

La Loi canadienne sur les sociétés par actions impose désormais aux entreprises cotées de divulguer les informations sur la diversité des genres au sein de leurs conseils.

Le Règlement 58-101 sur la gouvernance exige que les entreprises divulguent des informations sur leurs politiques de diversité.

Gouvernance des parties prenantes (Stakeholder Governance) 

Traditionnellement, la gouvernance d’entreprise se concentrait sur la création de valeur pour les actionnaires (shareholder primacy). Aujourd’hui, la tendance est de plus en plus vers une prise en compte des intérêts de l’ensemble des parties prenantes (employés, clients, communautés locales, gouvernements). Ce changement est souvent appelé capitalisme des parties prenantes.

Les entreprises sont encouragées à équilibrer les intérêts de tous ceux qui sont touchés par leurs activités, plutôt que de se concentrer uniquement sur les profits à court terme pour les actionnaires.

Gouvernance axée sur la résilience et la gestion des risques 

La pandémie de COVID-19 a mis en lumière la nécessité pour les entreprises de se préparer à des crises imprévues. La gouvernance axée sur la résilience se concentre sur la gestion des risques à long terme, la continuité des activités, et l’anticipation des événements disruptifs.

Les conseils d’administration sont désormais plus impliqués dans l’évaluation des risques systémiques (pandémies, cyberattaques, changements climatiques, etc.) et la mise en place de stratégies pour s’adapter à ces incertitudes.

Cybersécurité et protection des données 

Avec la numérisation croissante, la gouvernance en matière de cybersécurité et de protection des données est devenue cruciale. Les entreprises doivent renforcer leurs systèmes de sécurité pour protéger contre les cybermenaces et garantir la confidentialité des données personnelles des clients.

En 2018, la Loi canadienne sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) a été mise à jour avec des exigences renforcées en matière de signalement des violations de sécurité.

Décentralisation des pouvoirs et renforcement du rôle des comités 

Le renforcement du rôle des comités spécialisés (gouvernance, audit, gestion des risques, rémunération, etc.) au sein des conseils d’administration a pris de l’ampleur. Ces comités veillent à ce que la gestion des entreprises soit plus rigoureuse et qu’il y ait une supervision plus efficace de la direction.

Les conseils cherchent à éviter la centralisation excessive du pouvoir entre les mains du président-directeur général (PDG) en encourageant une gouvernance plus participative et collective.

Rémunération des dirigeants liée à la performance durable 

La rémunération des dirigeants est de plus en plus liée à des critères de performance non financiers, comme les objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance. Cela garantit que les PDG et les cadres supérieurs ne sont pas seulement récompensés en fonction des performances financières à court terme, mais aussi pour leur gestion durable à long terme.

Technologies émergentes et gouvernance numérique 

Les entreprises canadiennes intègrent de plus en plus l’intelligence artificielle (IA) et la blockchain dans leurs stratégies. Cela implique de nouvelles considérations en matière de gouvernance numérique pour gérer les risques et les opportunités associés à ces technologies. Les conseils d’administration doivent s’assurer que l’innovation technologique se fait de manière éthique et responsable.

Ces nouveaux concepts de gouvernance répondent aux besoins d’une économie en constante évolution, marquée par la transformation numérique, les préoccupations environnementales croissantes, et une prise de conscience de l’importance de la diversité et de l’inclusion.

Le Canada et le Québec sont à l’avant-garde de ces changements, avec des entreprises qui adoptent progressivement ces nouveaux principes pour renforcer leur compétitivité et leur durabilité à long terme.

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Voici les références précises pour les études et rapports mentionnés dans mon billet sur l’histoire de la gouvernance des sociétés et les concepts actuels au Canada.

  1. « The Modern Corporation and Private Property» (1932)
  • Auteurs : Adolf A. Berle et Gardiner C. Means
  • Contexte : Cet ouvrage est l’une des premières études académiques à souligner les problèmes de gouvernance découlant de la séparation entre la propriété et le contrôle des grandes entreprises. Il est souvent considéré comme l’origine des réflexions modernes sur la gouvernance des sociétés.
  • Référence complète :
    • Berle, A. A., & Means, G. C. (1932). The Modern Corporation and Private Property. New York : Macmillan.
  1. Rapport Cadbury (1992)
  • Auteur : Comité sur les aspects financiers de la gouvernance d’entreprise, présidé par Sir Adrian Cadbury.
  • Contexte : Le Cadbury Report, publié au Royaume-Uni en 1992, est l’un des documents fondateurs des bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise. Il traite de la transparence, de la responsabilité des conseils d’administration et de la nécessité d’équilibrer les pouvoirs au sein de la gouvernance des entreprises.
  • Référence complète :
    • The Committee on the Financial Aspects of Corporate Governance. (1992). The Financial Aspects of Corporate Governance (Cadbury Report). London : Gee Publishing Ltd.
  1. Loi Sarbanes-Oxley (2002)
  • Origine : États-Unis, en réponse aux scandales financiers d’Enron et WorldCom.
  • Contexte : La loi Sarbanes-Oxley, adoptée en 2002, impose de nouvelles exigences strictes en matière de transparence financière, de responsabilité des dirigeants et de gestion des risques pour les entreprises cotées aux États-Unis. Elle a eu un impact important sur la gouvernance d’entreprise à l’échelle mondiale.
  • Référence complète :
    • Sarbanes-Oxley Act of 2002, Pub. L. No. 107-204, 116 Stat. 745 (2002).
  1. Règlement 58-101 sur la gouvernance (Canada)
  • Éditeur : Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM)
  • Contexte : Ce règlement exige que les entreprises divulguent des informations sur leurs pratiques de gouvernance d’entreprise, y compris des aspects liés à la diversité au sein des conseils d’administration et aux politiques de rémunération des dirigeants.
  • Référence complète :
    • Canadian Securities Administrators (CSA). (2005). National Instrument 58-101 — Disclosure of Corporate Governance Practices. Montréal : CSA.
  1. Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA)
  • Contexte : Amendée en 2019, cette loi impose aux entreprises publiques de divulguer des informations concernant la diversité (y compris la diversité de genre) au sein des conseils d’administration.
  • Référence complète :
    • Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44, modifiée en 2019.
  1. Loi canadienne sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE)
  • Contexte : Mise à jour en 2018, cette loi impose aux entreprises de signaler les violations de sécurité impliquant des renseignements personnels.
  • Référence complète :
    • Loi canadienne sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), L.C. 2000, ch. 5, modifiée en 2018.

Ces sources sont fondamentales pour comprendre l’évolution de la gouvernance d’entreprise, tant au niveau international qu’au Canada, ainsi que les pratiques actuelles dans ce domaine.