La confiance est l’une des plus cruciales valeurs sociétales; elle constitue l’élément-clé sur lequel repose l’efficacité de toute activité humaine, et c’est dans le domaine du management et de la gouvernance des organisations que la confiance joue un rôle singulièrement déterminant. Afin de mieux comprendre l’importance de cette notion pour des professionnels en administration, nous avons invité deux spécialistes de la gouvernance des organisations et des questions d’éthique à nous présenter le condensé d’un article à paraître dans une revue scientifique.
Jeanne Simard, LL.D., F. Adm.A., professeure titulaire et Marc-André Morency, sociologue, professeur retraité du Laboratoire de recherche et d’intervention en gouvernance des organisations (LARIGO) de l’Université du Québec à Chicoutimi ont publié un billet dans la Chronique des ADMA de novembre 2012 qui me semble très pertinent pour les administrateurs de sociétés. Avec leur permission, je reproduis ici le billet en question.

Bonne lecture. Vos commentaires sont appréciés.
L’administrateur agréé et le maintien de la confiance comme ciment de la socialité
Les travaux de la commission Charbonneau mettent en lumière que de nombreux professionnels n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités fiduciaires, de leurs contrats moraux, non seulement envers leurs clientèles, mais aussi envers les collectivités locales et nationales. La population québécoise en est révoltée, choquée. Peut-on lui donner tort ? Pire encore, la crise en cours depuis 2007 en étant le symptôme le plus évident, le monde politique s’est montré jusqu’ici incapable de réguler la sphère financière, de restaurer une saine économie. Les cas de l’Europe et des États-Unis ne sont que les pires des exemples, pour les pays développés. Les économistes et les analystes les plus qualifiés ont de fait montré que le gardien aurait besoin d’un gardien (Quis custodiet ipsos custodes? disait le caustique Juvénal [1]); ils décrivent comment on a toléré sinon encouragé les dérives d’une finance planétaire au caractère mafieux; comment on a laissé s’accroitre les inégalités sociales et très peu fait en somme pour restaurer la foi dans les institutions [2]. Le lien de confiance entre les dirigeants, souvent des professionnels, et la population, souffre d’un déficit qui inquiète, justement, de nombreux observateurs.
Toute chose ayant son bon côté, cette crise a pour mérite de faire ressortir le caractère crucial de la confiance comme opérateur central de la socialité. La notion de confiance renvoie à l’idée de sens commun qu’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. Le latin nous a permis de donner un nom à cette notion cruciale : con-fidere : cum, « avec » et fidere « fier ». Cela signifie simplement que l’on confie quelque chose de précieux à quelqu’un, en se fiant à lui, en s’abandonnant ainsi à sa bienveillance et à sa bonne foi. La confiance est une composante essentielle du jeu social, de la pratique professionnelle [3]. Nos institutions sont fondées sur le principe de la confiance. On pense à la monnaie, pourtant si souvent truquée, dévaluée; aux contrats, aux relations entre nations, etc. Lorsque la confiance vient à se briser entre les êtres sociaux que nous sommes, on assiste à une crise de la socialité, à un amoindrissement de la qualité de nos rapports sociaux. Le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow n’a pas manqué dans sa critique de l’économisme traditionnel, de reconnaître la confiance comme élément central de l’activité économique, et des écarts entre pays : « Virtuellement, tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens »[4].
Un sondage dévoilé durant la Semaine des professionnels (du 7 au 11 octobre 2012) a permis d’apprécier l’état de la confiance de la population envers les professionnels québécois. Le Conseil interprofessionnel du Québec s’intéresse en effet non seulement à l’évolution des professions, mais aussi à leur apport dans l’évolution de notre société, dans les conditions de notre socialité. À sa demande, en septembre 2012, la firme CROP avait réalisé un sondage sur la confiance que les Québécois entretiennent envers les ordres professionnels et leurs professionnels [5]. Ce sondage nous apprend que le public fait tout à fait confiance ou assez confiance aux professionnels québécois, à hauteur de 81 %. Mais cette confiance est sérieusement affectée, c’est le cas de 86 % des répondants, à l’endroit d’un professionnel qui a été sanctionné pour une faute professionnelle. On apprend toutefois que la confiance des Québécois à l’égard des ordres professionnels n’a pas augmenté au cours des 10 ou 20 dernières années. Et pour 31 % de la population, elle a plutôt diminué.
Mais ce qui nous apparaît plus inquiétant encore, c’est le fatalisme et le sentiment de perte de contrôle sur leur vie qui semblent avoir envahi les répondants d’un autre sondage CROP représentatif de la population. En effet, 56 % d’entre eux croient que la société est animée par des forces qui dépassent la volonté des individus [6]. Il s’agit d’un phénomène bien connu des psychologues et psychosociologues, un syndrome fait d’angoisse et d’anxiété, analogue aux dépressions et à l’aliénation sociale qui affectent les personnes en chômage. La crise en Europe, aux États-Unis, le montre en abondance. Depuis les années trente, de tels phénomènes de dépression résultant du chômage, de la perte de contrôle, sont bien documentés par des études en profondeur.
Or, une telle perception de perte de contrôle (même si, à l’occasion, elle peut être fausse ou exagérée) est dangereuse, car elle entraîne des effets plus ou moins prévisibles. Le sociologue William I. Thomas a formulé un véritable théorème sociologique en énonçant que « si les humains définissent une situation comme réelle, en certains termes, cela a, et aura, des effets réels » [7]. Un système de pensée, une prophétie auto-réalisatrice, peuvent modifier des comportements de telle sorte qu’ils font advenir ce qu’ils annoncent, par un effet de l’autorité de celui qui énonce la prophétie ou par la focalisation autonome des esprits sur le « réel » ainsi affirmé. Comme on l’a constaté dans les crises de 1929 et de 2008, la rumeur de faillite d’une banque peut avoir pour effet d’entraîner une vague de retraits aux guichets, précipitant ainsi un «réel» défaut de paiement. La prophétie de faillite, une fausseté logique au départ, pouvait faire arriver ce qu’elle annonçait. La pensée magique n’est pas dénuée de sens, car elle produit du sens, et ce sens produit des effets réels. Pour enrayer ces effets sur les banques, on a compris l’importance d’instaurer l’assurance dépôt, mais pas partout encore ! Le théorème, de par sa nature même, ne s’applique pas qu’aux banques; de nombreux politiques, professionnels, gestionnaires, en font actuellement le triste constat. Ils peuvent contribuer à redresser la situation. Mais comme Louis Quéré, directeur de recherche au CNRS, nous le rappelle, la confiance se construit dans la durée; il ne convient pas de se fier plus que de raison aux modèles de calcul rationnel dans lesquels le temps est pratiquement évacué, une simplification nettement abusive. Il propose d’ailleurs que soit entrepris un nouveau volet d’investigations empiriques pour relancer la recherche sur le sujet de la confiance [8].
La responsabilité des professionnels, et tout particulièrement des administrateurs agréés, dans le développement social ou les crises sociales, ne peut donc pas être traitée à la légère. Le professionnel qui assume ses responsabilités sociales joue un rôle qui est maintenant mieux défini et apprécié. En témoignent les exigences inscrites au cœur même de nombreux codes régissant la vie professionnelle. On y a inscrit une obligation générale qui va bien au-delà des simples rapports entre le professionnel et son client, en fait bien au-delà de la seule déontologie; le professionnel doit évaluer les conséquences de ses pratiques pour la collectivité où il travaille.
Le sondage CROP sur la confiance des Québécois envers les ordres professionnels et leurs professionnels révèle que 80 % des répondants sont d’avis qu’il est justifié pour un ordre professionnel d’intervenir dans les débats publics touchant les sujets qu’il connaît. Mutatis mutandis, on peut faire l’hypothèse que cette attente sociale vise aussi le praticien, un ordre professionnel ne pouvant à lui seul remplacer ses membres, réaliser à leur place leur devoir. On attend que le professionnel sache apprécier ses actes professionnels ou de citoyen dans la perspective d’un développement collectif, d’une vie sociale où la confiance s’accroît. Il sait produire des définitions de situation permettant aux acteurs sociaux de quitter le domaine de la déprime. Il sait inspirer des conduites, une vie sociale plus heureuse pour les compagnons de vie que nous sommes (socius, compagnon, allié, selon l’étymologie). Bref, on attend de plus en plus du professionnel qu’il sache apprécier les conséquences de ses actes sur la vie sociale, qu’il sache les concevoir en interdisciplinarité et mobiliser les acteurs, les milieux les plus divers. Certains ordres professionnels, dont l’Ordre des administrateurs agréés du Québec, ont reflété cette attente sociale dans l’énoncé des devoirs du professionnel.
Plusieurs études en sciences humaines, en économie, en neurobiologie confirment que le niveau de mal-être et de perte de confiance est attribuable, en grande partie, à des situations dans lesquelles l’individu a l’impression de vivre une absence de réciprocité dans les échanges (trop forte inégalité) ou une absence d’autonomie dans la prise de décision [9]. Dans cette perspective, la responsabilité sociale et les interventions des administrateurs agréés ont avantage à être conçues dans le but d’améliorer la capacité d’autonomie des citoyens, afin qu’ils soient mieux en mesure de mener leur vie ; le but étant de les responsabiliser, et non de devenir dépendants d’une « expertise » quelconque. La figure du « grand leader omnipotent [10]» n’aurait plus sa place au sein d’une intelligence devant être considérée comme un attribut d’une collectivité possédant la maîtrise de sa destinée. C’est là l’essence même d’une conception moderne du développement : une intelligence collective présidant par ses institutions et manières de faire, à la solution des problèmes économiques, politiques, environnementaux et sociaux, de la communauté de vie.
Ainsi, les administrateurs agréés seraient appelés à devenir de bons animateurs de la prise de conscience et du débat public, les promoteurs d’une habilitation des citoyens dans la maîtrise de leur destinée, des animateurs de la gouvernance participative, au sein des entreprises et des administrations publiques. Le travail en interdisciplinarité, en résolution des différends, est une facette de la pratique dont doivent tenir compte les formations initiales, les formations permanentes.
Dans cette perspective, une éthique du « care » (prendre soin de) ne serait plus l’apanage des seuls professionnels des soins physiques ou psychologiques. Elle appartiendrait aussi aux gestionnaires, aux administrateurs, qui doivent travailler à « maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » [11] et reconstruire ainsi la confiance dans une société juste et équitable. Beau défi que tout cela !
[1] JUVENAL, Satire VI, lignes 347-348.
[2] On consultera les publications de Joseph Stiglitz, Paul Krugman, Jeff Rubin, Jean Ziegler, Amartya Sen, parmi d’autres.
[3] Cette problématique de la confiance a fait l’objet depuis 50 ans d’une quantité d’études et de développements théoriques, mobilisant un vaste éventail de chercheurs en sciences humaines et sociales. Dans L’analyse économique de la confiance, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2008, Tarik Tazdaït en a fait une analyse approfondie, et compilé pas moins de 20 pages de références de toutes sortes, en psychologie, en économique, en sociologie, en science politique, et en sciences de la gestion, etc.
[4] Kenneth ARROW, « Gifts and exchanges », Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 1972, p. 343-362, cité et traduit par Yann ALGAN, Pierre CAHUC, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, coll. CEPREMAP, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2007, p. 88-9.
[5] CROP, Confiance des québécois envers les ordres professionnels et leurs professionnels – 12 au 17 septembre 2012, préparé pour le Conseil interprofessionnel du Québec, 2012
[6] CROP, Le Québec en mouvement. Tendances de fond pour 2012, Québec, septembre 2012.
[7] Robert K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Gérard Monfort, 1965, (Chapitre IV et son appendice); sur la prophétie autoréalisatrice en matière économique, on consultera Bernard MARIS, Antimanuel d’économie, Paris, Éditions Bréal, 2003, p. 306 et suiv.
[8] Louis QUÉRÉ dans Tarick TAZDAÏT, L’analyse économique de la confiance, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2008, p. 14
[9] Yann ALGAN, Pierre CAHUC, André ZYLBERBERG, La fabrique de la défiance, Paris, Albin Michel, 2012; Anne GRATACAP, Alice LE FLANCHEC, La confiance en gestion : un regard pluridisciplinaire, Bruxelles, De Boeck, 2011
[10] Gilles PAQUET, Gouvernance et éthique, Résumé pour Info Adm. A. de l’allocution d’ouverture prononcée à l’occasion du Congrès annuel de 2012 de l’Ordre des administrateurs agréés du Québec, Centre Mont-Royal de Montréal, le 24 janvier 2012.
[11] Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, Éditions La Découverte, 2009.
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