Le processus législatif et l’état de droit : entre tensions et stabilité démocratique


Introduction

Dans toute démocratie, le processus législatif constitue le cœur battant de la gouvernance. Il reflète la capacité des institutions à débattre, décider et mettre en œuvre des politiques publiques légitimes. L’état de droit, quant à lui, garantit que ces décisions s’appliquent équitablement, sans arbitraire, et que personne — pas même les dirigeants — n’est au-dessus des lois.

Cet article examine comment les systèmes américain et canadien conçoivent et mettent en œuvre le processus législatif, et comment leurs mécanismes renforcent — ou fragilisent — la gouvernance démocratique. En arrière-plan se pose une question centrale : un processus législatif dysfonctionnel peut-il ouvrir la voie à des dérives autoritaires ?

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Les États-Unis : un système de contrepoids… qui finit par s’enrayer

Aux États-Unis, le Congrès est bicaméral : la Chambre des représentants (435 membres) et le Sénat (100 membres) doivent adopter une loi identique pour qu’elle soit promulguée. Ce système vise à créer un équilibre entre les grands États et les petits, et à forcer la délibération.

Mais, en pratique, ce système est souvent paralysé par :

  • L’obstruction sénatoriale (filibuster), qui permet à 41 sénateurs de bloquer presque toute législation, sauf exception budgétaire ;
  • La polarisation partisane, qui empêche les compromis et favorise le blocage systématique de l’agenda du parti opposé ;
  • Le recours croissant aux décrets exécutifs, utilisé par les présidents pour contourner le Congrès et gouverner par voie unilatérale.

Ce phénomène conduit à une forme de « dysfonctionnalité institutionnelle », où l’impossibilité de légiférer incite l’exécutif à s’approprier de plus en plus de pouvoir — un glissement préoccupant du point de vue démocratique.

Le Canada : un parlement fluide, mais un pouvoir exécutif centralisé

Le système canadien, hérité du modèle britannique, repose sur un régime parlementaire : le pouvoir exécutif (le gouvernement) est issu du pouvoir législatif (la Chambre des communes). Une majorité gouvernementale dispose donc, en général, d’un grand contrôle sur l’adoption des lois.

Les avantages :

  • Rapidité du processus législatif lorsque le gouvernement est majoritaire ;
  • Cohérence entre l’exécutif et le législatif, ce qui permet une gouvernance plus fluide et prévisible ;
  • Moins de recours aux tribunaux pour trancher des conflits institutionnels, car les rôles sont assez bien définis.

Les risques :

  • Concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre, qui peut, avec une majorité disciplinée, faire adopter des lois controversées sans réelle opposition ;
  • Marginalisation des députés hors du cabinet ministériel, réduits souvent à un rôle de chambre d’enregistrement ;
  • Tentation d’user d’outils comme les décrets ou prorogations pour contourner les débats difficiles, comme l’a illustré la crise parlementaire de 2008.

Ainsi, si le Canada ne souffre pas du blocage législatif à l’Américaine, il doit composer avec une forte centralisation du pouvoir — un risque démocratique différent.

État de droit : Protection commune, vulnérabilités distinctes

Les deux pays affirment leur attachement à l’état de droit, mais les mécanismes de protection varient :

  • Aux États-Unis, la Constitution est rigide, la Cour suprême peut invalider toute loi fédérale jugée inconstitutionnelle, et les États ont leurs propres législatures et tribunaux. Cela crée une pluralité de normes, mais aussi un terrain propice aux conflits entre ordres de gouvernement.
  • Au Canada, la Constitution (incluant la Charte des droits) est interprétée par la Cour suprême du Canada, et le Parlement fédéral peut parfois intervenir dans les affaires provinciales avec des outils comme la clause dérogatoire — un mécanisme controversé, mais encadré.

Dans les deux cas, l’indépendance judiciaire est une pierre angulaire. Toutefois, la politisation des nominations judiciaires aux États-Unis (notamment à la Cour suprême) soulève des inquiétudes croissantes sur l’impartialité des décisions. Au Canada, bien que les nominations soient aussi politiques, elles font l’objet de consultations multipartites plus structurées.

Tableau comparatif synthétique

Dimension États-Unis Canada
Type de régime Présidentiel (séparation stricte) Parlementaire (gouvernement responsable)
Structure législative Congrès bicaméral Chambre des communes + Sénat consultatif
Blocages fréquents Oui (filibuster, polarisation) Rarement (majorité gouvernementale)
Rôle du chef de l’exécutif Président élu indépendamment Premier ministre issu du Parlement
Recours au judiciaire Fréquent pour arbitrer les lois Moins fréquent, mais plus consensuel
Risque démocratique Blocage → autoritarisme du pouvoir exécutif Centralisation → abus de prérogatives

Implications pour la gouvernance

Dans un système démocratique, l’état de droit et un processus législatif fonctionnel vont de pair. Quand le législatif est paralysé, l’exécutif tente souvent de combler le vide — ce qui peut favoriser des dérives autoritaires. Inversement, une trop grande concentration du pouvoir exécutif, même dans un système parlementaire stable, peut miner la représentativité et le débat démocratique.

Ainsi, ni le modèle américain ni le modèle canadien n’est exempt de défis. Ils révèlent simplement des fragilités différentes : l’un repose sur des contrepoids puissants, mais vulnérables au blocage, l’autre sur une fluidité efficace, mais sensible à l’hyperconcentration du pouvoir.

Conclusion

Le processus législatif n’est pas un simple rouage technique de la démocratie : il reflète sa vitalité, sa capacité d’adaptation, et sa légitimité. Aux États-Unis comme au Canada, il incarne deux visions de la gouvernance : celle de l’équilibre conflictuel et celle de l’efficacité contrôlée. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Dans le prochain article, nous nous pencherons sur un acteur central de toute gouvernance démocratique : le pouvoir judiciaire et son indépendance. Ce quatrième article explorera comment les cours suprêmes des deux pays incarnent — ou menacent — l’équilibre démocratique.

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Auteur : Gouvernance des entreprises | Jacques Grisé

Ce blogue fait l’inventaire des documents les plus pertinents et récents en gouvernance des entreprises. La sélection des billets, « posts », est le résultat d’une veille assidue des articles de revue, des blogues et sites web dans le domaine de la gouvernance, des publications scientifiques et professionnelles, des études et autres rapports portant sur la gouvernance des sociétés, au Canada et dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Europe, et en Australie. Chaque jour, je fais un choix parmi l’ensemble des publications récentes et pertinentes et je commente brièvement la publication. L’objectif de ce blogue est d’être la référence en matière de documentation en gouvernance dans le monde francophone, en fournissant au lecteur une mine de renseignements récents (les billets quotidiens) ainsi qu’un outil de recherche simple et facile à utiliser pour répertorier les publications en fonction des catégories les plus pertinentes. Jacques Grisé est professeur titulaire retraité (associé) du département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Il est détenteur d’un Ph.D. de la Ivy Business School (University of Western Ontario), d’une Licence spécialisée en administration des entreprises (Université de Louvain en Belgique) et d’un B.Sc.Comm. (HEC, Montréal). En 1993, il a effectué des études post-doctorales à l’University of South Carolina, Columbia, S.C. dans le cadre du Faculty Development in International Business Program. Il a été directeur des programmes de formation en gouvernance du Collège des administrateurs de sociétés (CAS) de 2006 à 2012. Il est maintenant collaborateur spécial au CAS. Il a été président de l’ordre des administrateurs agréés du Québec de 2015 à 2017. Jacques Grisé a été activement impliqué dans diverses organisations et a été membre de plusieurs comités et conseils d'administration reliés à ses fonctions : Professeur de management de l'Université Laval (depuis 1968), Directeur du département de management (13 ans), Directeur d'ensemble des programmes de premier cycle en administration (6 ans), Maire de la Municipalité de Ste-Pétronille, I.O. (1993-2009), Préfet adjoint de la MRC l’Île d’Orléans (1996-2009). Il est présentement impliqué dans les organismes suivants : membre de l'Ordre des administrateurs agréés du Québec (OAAQ), membre du Comité des Prix et Distinctions de l'Université Laval. Il préside les organisations suivantes : Société Musique de chambre à Ste-Pétronille Inc. (depuis 1989), Groupe Sommet Inc. (depuis 1986), Coopérative de solidarité de Services à domicile Orléans (depuis 2019) Jacques Grisé possède également une expérience de 3 ans en gestion internationale, ayant agi comme directeur de projet en Algérie et aux Philippines de 1977-1980 (dans le cadre d'un congé sans solde de l'Université Laval). Il est le Lauréat 2007 du Prix Mérite du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ) et Fellow Adm.A. En 2012, il reçoit la distinction Hommage aux Bâtisseurs du CAS. En 2019, il reçoit la médaille de l’assemblée nationale. Spécialités : Le professeur Grisé est l'auteur d’une soixantaine d’articles à caractère scientifique ou professionnel. Ses intérêts de recherche touchent principalement la gouvernance des sociétés, les comportements dans les organisations, la gestion des ressources humaines, les stratégies de changement organisationnel, le processus de consultation, le design organisationnel, la gestion de programmes de formation, notamment ceux destinés à des hauts dirigeants et à des membres de conseil d'administration.

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