La taxe sur les services numériques (DST) au Canada : un équilibre délicat entre justice fiscale et tensions commerciales


À l’ère du numérique, les géants technologiques ont bâti des empires économiques dont les revenus sont souvent déconnectés des frontières physiques. Face à ce phénomène, plusieurs pays ont cherché à adapter leur fiscalité. Le Canada, comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie, a introduit une taxe sur les services numériques (DST).

Adoptée par le projet de loi C-59 et entrée en vigueur en juin 2024, cette taxe de 3 % s’applique rétroactivement aux revenus numériques générés au Canada depuis 2022 par les grandes entreprises mondiales. Bien que justifiée par une volonté d’équité fiscale, cette mesure soulève des débats nourris quant à son efficacité économique, ses répercussions commerciales et sa compatibilité avec une solution fiscale internationale concertée.

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La justification première de la DST repose sur le principe d’équité fiscale. Depuis des années, les grandes entreprises du numérique (Amazon, Google, Meta et autres) génèrent des milliards de dollars de revenus publicitaires ou d’abonnement sur les marchés nationaux sans y payer d’impôt proportionnel. Le modèle d’affaires fondé sur les plateformes numériques leur permet d’atteindre les consommateurs canadiens sans présence physique significative, ce qui réduit leur assujettissement à l’impôt sur les bénéfices des sociétés.

Dans ce contexte, la DST constitue un outil de rééquilibrage fiscal. Elle vise à taxer les revenus tirés de la publicité ciblée, de l’intermédiation de marché et de la monétisation des données personnelles, autant de ressources générées par l’activité des utilisateurs canadiens. Le gouvernement fédéral estime que la taxe pourrait rapporter environ 7,2 milliards de dollars sur cinq ans, une somme non négligeable dans un contexte de pressions budgétaires accrues et de volonté de financer les services publics ou soutenir la création de contenu culturel canadien.

La DST permettrait également de rétablir une forme de neutralité concurrentielle. En taxant les revenus des plateformes étrangères, elle vise à offrir un espace économique plus équitable aux entreprises canadiennes de médias, de commerce en ligne ou de services numériques, souvent désavantagées par la domination algorithmique et financière de leurs concurrentes américaines.

Toutefois, les avantages escomptés de la DST s’accompagnent de répercussions indirectes potentiellement préjudiciables. Bien qu’elle cible les revenus des multinationales, la taxe est susceptible d’être répercutée en aval, c’est-à-dire sur les entreprises locales ou les consommateurs. Par exemple, une PME qui fait de la publicité sur Facebook ou Google Ads pourrait voir ses coûts augmenter, les plateformes choisissant d’intégrer la taxe dans leurs tarifs. Le fardeau fiscal serait ainsi transféré à ceux que la DST prétend défendre.

De même, les utilisateurs de plateformes comme Amazon Prime, Netflix ou Spotify pourraient faire face à une hausse du prix des abonnements, les entreprises compensant la ponction fiscale par des ajustements tarifaires. Si cette dynamique s’installe, la taxe perd une part de son efficacité redistributive et peut même nuire à l’accès au numérique pour certains segments de la population.

S’ajoute à cela la complexité administrative. La DST oblige les entreprises à distinguer les revenus canadiens de leurs revenus globaux, à identifier les utilisateurs en fonction de leur localisation et à ajuster leur comptabilité rétroactivement pour les années 2022 et 2023. Cela implique des coûts importants de conformité, en particulier pour les entreprises opérant dans plusieurs juridictions, et pourrait freiner l’innovation ou dissuader certains acteurs de maintenir leurs services au Canada.

Au-delà des considérations économiques internes, la DST canadienne soulève un enjeu de politique commerciale internationale. Les États-Unis, dont les entreprises sont les principales cibles de la mesure, voient d’un très mauvais œil cette taxation unilatérale. Washington a d’ailleurs exprimé son opposition en invoquant les règles de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) et en menaçant d’imposer des mesures de rétorsion commerciale si la taxe était maintenue.

L’hostilité américaine repose sur deux arguments. D’une part, la taxe serait discriminatoire, dans la mesure où elle cible quasi exclusivement des entreprises américaines, ce qui constituerait une forme de protectionnisme déguisé. D’autre part, son application rétroactive serait contraire aux principes fondamentaux de sécurité juridique et d’équité procédurale.

Ce contexte crée une zone d’incertitude diplomatique et économique pour le Canada. Si les tensions se durcissent, elles pourraient affecter d’autres secteurs d’échange avec les États-Unis, comme l’agriculture, l’automobile ou l’énergie. Le Canada se retrouve alors dans une posture délicate : d’un côté, il cherche à défendre sa souveraineté fiscale et son modèle de redistribution ; de l’autre, il doit ménager une relation commerciale cruciale pour son économie.

Conscient des limites de l’approche nationale, le Canada a affirmé son intention de retirer sa DST dès qu’une solution multilatérale sera en place. Depuis 2021, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) travaille à un cadre fiscal international sous le nom de « Pilier Un ou Pillar One », destiné à répartir plus équitablement les droits d’imposition entre les pays en fonction de la localisation des utilisateurs numériques.

Ce projet, soutenu par plus de 140 pays, vise à instaurer une règle de répartition des bénéfices excédentaires des multinationales les plus rentables, combinée à un impôt minimum mondial. Si cet accord était ratifié, il constituerait un tournant majeur pour la fiscalité internationale. Toutefois, sa mise en œuvre a été plusieurs fois repoussée, et son avenir demeure incertain, notamment en raison des échéances électorales aux États-Unis et des divergences persistantes entre les pays membres.

Dans cette attente, le Canada a donc opté pour une mesure transitoire, considérant que l’inaction serait encore plus dommageable. Cette posture se veut pragmatique, mais elle comporte le risque de ralentir les négociations multilatérales ou de décourager d’autres pays de coopérer s’ils perçoivent une prime à l’unilatéralisme.

La taxe sur les services numériques canadienne reflète les tensions profondes entre la souveraineté fiscale nationale et les dynamiques globales du numérique. Bien qu’elle soit imparfaite, critiquée pour son application rétroactive, sa complexité ou son potentiel conflictuel, elle constitue une réponse politique crédible à un déséquilibre réel. Elle affirme la volonté du Canada de ne pas rester passif face à l’érosion des bases fiscales et à la concentration des profits par des entreprises souvent insensibles aux réalités locales.

Le défi, pour le Canada, sera de gérer les répercussions à court terme (réactions commerciales, transfert de coûts, incertitude réglementaire), tout en soutenant l’élan vers une solution fiscale internationale harmonisée.

Il faudra aussi veiller à ce que les recettes générées soient affectées à des secteurs porteurs – culture, innovation, éducation numérique – afin que cette taxe ne soit pas perçue uniquement comme une mesure punitive, mais bien comme un levier pour renforcer la souveraineté économique dans un monde interconnecté.

Gouvernance et relations internationales : crédibilité, alliances et pouvoir d’influence


Introduction

La manière dont un État se gouverne à l’interne influence directement sa façon d’agir à l’externe. Les régimes autoritaires ont tendance à exporter leurs pratiques — opacité, centralisation, rapport conflictuel au droit — dans leurs relations diplomatiques. À l’inverse, les démocraties solides favorisent généralement un ordre international fondé sur des règles, la coopération et la responsabilité.

Ce dixième, et dernier article, explore les effets de la gouvernance démocratique ou autoritaire sur la politique étrangère des États-Unis et du Canada. Il interroge leur crédibilité diplomatique, leur rôle dans les institutions multilatérales, et la manière dont leur gouvernance interne façonne leur pouvoir d’influence dans un monde en mutation.

Managing the Canada-US Relationship From the Honeymoon to the Long-term |  Wilson Center

États-Unis : entre leadership mondial et repli stratégique

Longtemps considérés comme les architectes et les garants de l’ordre libéral mondial fondé sur le multilatéralisme (ONU, OTAN, OMC, accords de Paris), les États-Unis se distinguent par une attitude ambivalente : ils soutiennent activement ces institutions… mais peuvent aussi s’en retirer ou les contourner dès lors que leurs intérêts nationaux immédiats sont en jeu. Cette ambivalence nuit à la prévisibilité et à la cohérence de leur leadership mondial.

Forces :

    1. Un réseau d’alliances sans égal

Les États-Unis sont au cœur des alliances militaires et diplomatiques les plus influentes : ONU, OTAN (défense collective transatlantique), G7 (puissances économiques avancées), AUKUS (pacte indo-pacifique avec le Royaume-Uni et l’Australie), de nombreux traités bilatéraux (ex. avec Israël, Corée du Sud, Japon). Ce réseau permet une projection globale de leur influence.

    1. Une puissance militaire et économique dominante

Le budget militaire américain est supérieur à celui des 10 pays suivants réunis.
Leur économie, malgré la montée de la Chine, reste un centre financier, technologique et universitaire mondial.

    1. Un leadership diplomatique réactif

Même lorsque leur engagement multilatéral est critiqué, les États-Unis disposent de ressources diplomatiques, financières et logistiques leur permettant de réagir vite et efficacement aux grandes crises mondiales — souvent en position de leadership ou de coordination.

En cas de crise mondiale (sanitaire, climatique, militaire), les États-Unis sont toujours en mesure d’organiser des coalitions, de fournir de l’aide ou de fixer l’agenda.

Failles :

    1. Inconstance stratégique

Les écarts majeurs entre administrations successives (Obama → Trump → Biden→Trump) donnent l’impression d’une politique étrangère erratique. Cela affaiblit la confiance des alliés et partenaires dans la parole américaine.

    1. Déclin de la crédibilité démocratique

L’attaque du Capitole (6 janvier 2021), la remise en cause des résultats électoraux de 2020, les lois restrictives sur le vote, et les tensions raciales ont fragilisé leur légitimité morale comme modèle démocratique.

    1. Diplomatie instrumentalisée

Sous Trump, la politique étrangère est devenue un outil de rapport de force, y compris contre les alliés traditionnels (ex. retrait de l’UNESCO, menaces sur l’OTAN, guerre commerciale contre l’UE). Cela a contribué à l’affaiblissement des normes internationales (libre-échange, coopération climatique, droit international).

Les effets d’une gouvernance intérieure instable se répercutent dans la diplomatie : perte de fiabilité, affaiblissement des normes internationales, et retrait partiel du leadership mondial.

        • Perte de fiabilité auprès des alliés historiques (Canada, Europe, OTAN).
        • Montée d’alternatives (Chine, Russie, BRICS) cherchant à combler le vide laissé par l’hésitation américaine.
        • Retrait relatif du leadership mondial, même si les États-Unis demeurent incontournables.

Canada : diplomatie de la modération et cohérence démocratique

Bien qu’il soit de puissance moyenne, le Canada jouit d’une image généralement positive sur la scène internationale. Il se positionne comme médiateur, bâtisseur de consensus et promoteur du multilatéralisme, en accord avec ses pratiques de gouvernance interne.

Forces du Canada à l’international

    1. Cohérence politique

Le Canada bénéficie d’un système parlementaire stable, d’une alternance régulière du pouvoir sans crise majeure, et d’institutions publiques solides (Parlement, tribunaux, gouvernements provinciaux). Cette stabilité favorise :

        • la prévisibilité diplomatique dans ses positions à l’étranger ;
        • la confiance des partenaires internationaux et investisseurs ;
        • la continuité de ses engagements, malgré les changements de gouvernement.

Exemple : Même avec des différences entre gouvernements conservateurs et libéraux, le Canada est resté engagé envers l’OTAN, le libre-échange et la diplomatie multilatérale.

    1. Leadership moral

Le Canada est souvent perçu comme une voix modérée et engagée pour :

        • la défense des droits de la personne (y compris LGBTQ+, autochtones, réfugiés) ;
        • L’égalité des genres (par exemple, la diplomatie féministe, le développement ciblé) ;
        • la gouvernance démocratique (soutien aux élections libres, à la société civile) ;
        • la lutte contre les changements climatiques (signature de l’Accord de Paris, taxe carbone).

Ce leadership moral est parfois contesté par des incohérences internes, mais il demeure un élément central du positionnement international du Canada.

    1. Engagement multilatéral

Le Canada est l’un des rares pays à être :

        • membre fondateur de l’ONU, actif dans les opérations de paix et les forums de gouvernance mondiale ;
        • partenaire fiable de l’OTAN (sécurité), de l’OMC (commerce), de la Francophonie et du Commonwealth (identité culturelle et diplomatique) ;
        • membre influent du G7, où il défend les intérêts démocratiques et de développement durable ;
        • partie prenante de l’ALENA, devenu ACEUM, renforçant son intégration économique avec les États-Unis et le Mexique.

Ce multilatéralisme permet au Canada :

        • d’amplifier sa voix en travaillant en coalition ;
        • de contribuer à l’élaboration des normes internationales ;
        • et de compenser son poids militaire modeste par une diplomatie active.

Faiblesses :

    1. Capacité d’influence limitée

Le Canada n’est ni une puissance militaire majeure ni une superpuissance économique. Ses forces armées sont bien formées, mais leur taille est modeste, et ses capacités d’intervention à l’étranger sont limitées par rapport à celles des États-Unis, de la Chine ou de la France.

Sur le plan économique, bien que le Canada soit un membre du G7, son influence reste modérée sur les grandes décisions globales.

    1. Contradictions internes

Le Canada promeut une image d’État de droit, de paix et de respect des droits de la personne sur la scène internationale. Mais cette image peut être fragilisée par des tensions ou incohérences internes :

        • Relations avec les peuples autochtones :
          Le Canada reconnaît les droits des Premières Nations, mais plusieurs communautés vivent encore dans des conditions précaires (accès à l’eau potable, logement, santé). Les conflits territoriaux, comme ceux autour de projets d’oléoducs, mettent en lumière des contradictions entre réconciliation et développement économique.
        • Exploitation des ressources naturelles :
          L’exploitation des sables bitumineux et les projets d’infrastructures énergétiques suscitent des critiques environnementales, y compris à l’international. Cela peut nuire à la crédibilité climatique du pays.
        • Ventes d’armes :
          Le Canada vend du matériel militaire à des pays aux pratiques douteuses en matière de droits de la personne (ex. Arabie saoudite), ce qui entre en contradiction avec ses engagements internationaux en faveur de la paix et des droits de la personne.

Ces contradictions réduisent la force morale du Canada lorsqu’il tente de défendre certains principes sur la scène internationale.

    1. Dépendance stratégique aux États-Unis

Le Canada partage avec les États-Unis une frontière, une défense (via NORAD), et une économie profondément intégrée (75 % de ses exportations vont aux États-Unis).
Cette interdépendance limite sa marge de manœuvre autonome dans plusieurs domaines :

        • Commercial : Ottawa doit souvent s’adapter aux décisions américaines (tarifs, normes).
        • Sécuritaire : Le Canada s’aligne sur plusieurs opérations militaires ou politiques étrangères menées par Washington.
        • Diplomatique : Bien qu’il cherche parfois à se distinguer, il reste souvent dans l’orbite géostratégique des États-Unis.

La force du Canada réside dans sa capacité à parler d’une seule voix — une conséquence directe de sa gouvernance démocratique relativement apaisée — et dans son attachement à un ordre international fondé sur le droit.

Tableau comparatif

Dimension États-Unis Canada
Vision stratégique Leadership global, parfois unilatéral Multilatéralisme coopératif
Alliances principales L’OTAN, Le G7, L’AUKUS, Les traités bilatéraux L’OTAN, le G7, la Francophonie et le Commonwealth
Consistance diplomatique Variable selon l’administration Stable, modérée
Image internationale Ambivalente, parfois perçue comme dominatrice Positive, axée sur la paix et les droits
Crédibilité démocratique Fragilisée par des tensions internes Relativement forte
Poids économique et militaire Très élevé Moyen
Influence normative Forte, mais polarisée Morale, mais limitée

Quand la gouvernance intérieure façonne la diplomatie

Il existe une relation étroite entre la manière dont un pays se gouverne à l’intérieur et la manière dont il agit sur la scène internationale.
Autrement dit, la cohérence démocratique interne rejaillit sur la crédibilité diplomatique externe.

    • Un régime démocratique stable et prévisible, fondé sur des institutions solides et une culture de responsabilité, inspire la confiance de ses partenaires internationaux. Il favorise la coopération, le respect du droit international et le renforcement des normes collectives.
    • À l’inverse, un régime autoritaire ou instable tend à exporter ses dérives : imprévisibilité, instrumentalisation des relations bilatérales, désengagement des engagements multilatéraux, voire cynisme stratégique.

Les États-Unis illustrent bien cette tension : selon le président en place, ils peuvent incarner tour à tour un rempart contre l’autoritarisme ou un acteur impulsif, unilatéral, voire coercitif.

Le Canada, de son côté, mise sur une gouvernance interne stable, des institutions respectées et une politique étrangère généralement alignée sur ses valeurs démocratiques. C’est de cette cohérence entre principes internes et actions internationales qu’il tire une grande partie de sa légitimité diplomatique.


Conclusion de la série

Cette série de dix articles a voulu démontrer que la gouvernance démocratique dépasse le simple cadre national. Elle influence profondément la cohésion sociale, la performance économique, la résilience institutionnelle… mais aussi la position géopolitique d’un État.

Les États-Unis et le Canada, bien qu’unis par des alliances solides, incarnent deux façons distinctes de vivre la démocratie :

    • L’un s’appuie sur une séparation stricte des pouvoirs et un système de contrepoids puissants, mais est affaibli par la polarisation politique et une tendance à l’unilatéralisme diplomatique.
    • L’autre adopte un modèle plus centralisé mais stable, misant sur la coopération intergouvernementale, la responsabilité publique, et une culture du consensus démocratique.

Dans les deux cas, la démocratie n’est jamais acquise. Elle demeure un projet fragile, exigeant, et perfectible, qui nécessite d’être constamment défendu, adapté et renouvelé.

Au fond, la question dépasse la comparaison institutionnelle.
Elle nous ramène à l’essentiel :

    • Quelle société souhaitons-nous construire ?
    • Et quelles règles collectives sommes-nous prêts à respecter pour y parvenir ?

Le bien-être social comme indicateur de gouvernance démocratique


Introduction

Le bien-être social n’est pas seulement un objectif moral : c’est une manifestation concrète du type de gouvernance qu’un État choisit d’adopter. L’accès à des soins de santé, à l’éducation, à la sécurité du revenu et à un environnement sain est un droit dans certains pays, un privilège dans d’autres. Ces choix ne sont pas neutres. Ils traduisent des valeurs collectives et reflètent le degré d’engagement de l’État envers ses citoyens.

Ce neuvième article, d’une série de dix, analyse les politiques sociales aux États-Unis et au Canada, non seulement à travers les dépenses publiques, mais aussi en lien avec la confiance institutionnelle, l’égalité des chances et la capacité d’une société à protéger ses plus vulnérables — des marqueurs essentiels d’une gouvernance démocratique responsable.

Mesurer l'impact des entreprises sur le bien-être des personnes et sur le  développement durable

États-Unis : individualisme, fragmentation et inégalités

Le système social américain repose sur une philosophie libérale centrée sur la responsabilité individuelle et la méfiance envers l’État providence. Cette approche engendre une fragmentation institutionnelle, des filets de sécurité faibles et une dépendance accrue envers le secteur privé.

Santé :

  • Système mixte dominé par les assurances privées.
  • Medicare (pour les personnes âgées) et Medicaid (pour les plus pauvres) sont sous-financés et inégalement accessibles.
  • L’Affordable Care Act (Obamacare) a amélioré la couverture, mais fait l’objet de contestations continues.
  • Conséquence : près de 30 millions d’Américains n’ont toujours pas d’assurance maladie.

Éducation :

  • L’éducation publique est en grande partie financée localement, principalement par les impôts fonciers perçus par chaque district scolaire (school district).
  • L’accès aux études supérieures est freiné par l’endettement massif des étudiants (environ 1,7 trillions $ de dette étudiante).

Sécurité du revenu :

  • Le salaire minimum fédéral n’a pas été augmenté depuis 2009.
  • Le soutien aux familles, aux chômeurs ou aux personnes handicapées est souvent conditionnel, partiel et peu généreux.

Impacts :

  • Taux de pauvreté relativement élevé, même chez les travailleurs.
  • Inégalités structurelles croissantes (notamment raciales) dans la qualité de l’éducation, selon l’endroit où l’on habite.
  • Méfiance envers les institutions sociales, terrain propice à la désinformation et aux discours populistes.

Canada : État providence universel, mais sous pression

Le modèle canadien repose sur une tradition d’État providence modéré, fondé sur l’universalité des services, une fiscalité progressive et la reconnaissance des droits sociaux.

Santé :

  • Système public universel financé par l’État.
  • Accès équitable, peu de barrières financières pour les citoyens.
  • Tensions actuelles : délais d’attente, manque de personnel, déséquilibres interprovinciaux.

Éducation :

  • Éducation publique gratuite jusqu’au cégep. Environ 92,1 % des élèves fréquentent des écoles publiques, assurant un accès large et équitable à l’éducation.
  • Universités financées en partie par l’État, avec des droits de scolarité relativement faibles (surtout au Québec).
  • Environ 57 % des adultes possèdent un diplôme d’études postsecondaires, ce qui place le pays au premier rang mondial.
  • Bonnes performances dans les évaluations internationales (ex. : tests PISA).

Sécurité du revenu :

  • Assurance-emploi, programmes d’aide sociale et crédits d’impôt pour les familles.
  • Système de pensions publiques pour les retraités et les aînés (RPC, PSV).
  • Programmes de soutien aux enfants, proches aidants, et personnes en situation de handicap.

Forces :

  • Taux de pauvreté plus bas, surtout chez les aînés et les enfants.
  • Confiance relativement élevée dans les institutions publiques.
  • Moindre polarisation sur les questions sociales.

Défis :

  • Coût croissant des services.
  • Inégalités régionales et autochtones.
  • Pressions pour privatiser ou restreindre certains services (notamment, en santé).

Tableau comparatif

Domaine États-Unis Canada
Système de santé Privé, fragmenté, inégal Public, universel, sous tension
Éducation Inégalité et endettement élevé Équitable, soutenu par l’État
Filet de sécurité Partiel, conditionnel Large, universel ou ciblé
Fiscalité Moins redistributive Plus progressive
Taux de pauvreté Élevé (env. 12—13 %) Plus faible (env. 8—9 %, < 5 % au Québec)
Inégalités Très élevées Moins marquées
Confiance institutionnelle Moyenne, polarisée Assez élevée, stable

Lien entre bien-être et gouvernance démocratique

Le niveau de bien-être social influence directement :

  • La stabilité politique : une population en détresse est plus vulnérable aux discours extrêmes.
  • La cohésion sociale : les politiques universelles favorisent la solidarité intergénérationnelle et interculturelle.
  • La participation citoyenne : la confiance dans les institutions encourage le vote, l’engagement et le respect du contrat social.

Les systèmes de protection sociale sont donc bien plus que des dispositifs administratifs : ils sont le reflet d’une vision du pouvoir, de ses responsabilités, et du type de société que l’on souhaite construire.

 Conclusion

Le bien-être collectif est un indicateur puissant de la qualité démocratique d’une nation. Aux États-Unis, la gouvernance repose sur un marché roi et une protection sociale minimale, avec des conséquences profondes sur l’égalité et la cohésion.

Le Canada, avec ses institutions sociales plus robustes, démontre qu’un État actif peut soutenir la démocratie sans l’étouffer — à condition d’éviter les excès de centralisation ou d’exclusion.

Le dixième, et dernier article de la série, portera sur les relations internationales : nous y verrons comment les choix de gouvernance intérieure influencent la posture diplomatique d’un pays, ses alliances et sa crédibilité mondiale.

Contraintes réglementaires et gouvernance économique : entre efficacité et équité


Introduction

Dans une démocratie libérale, la gouvernance économique repose sur un principe de base : la liberté d’entreprendre doit coexister avec des règles destinées à encadrer les excès, protéger les citoyens et préserver le bien commun. Mais la frontière entre un État régulateur et un État interventionniste suscite d’importants débats — d’autant plus qu’une dérive autoritaire peut se nourrir, paradoxalement, d’un discours anti-réglementaire… ou d’une régulation instrumentalisée à des fins politiques.

Ce huitième article explore les contraintes réglementaires et les formes de gouvernance économique aux États-Unis et au Canada, en s’attardant aux logiques qui orientent les politiques publiques, aux différences d’approche, et aux tensions entre performance économique, justice sociale et préservation de l’environnement.

Data Governance – Definition, Vorteile, Tipps, Tools

États-Unis : un discours de déréglementation enraciné, mais un État puissant

Depuis les années Reagan, la politique économique américaine est marquée par une rhétorique de déréglementation : moins d’intervention de l’État, plus de pouvoir au marché, responsabilisation individuelle. Ce discours a nourri une méfiance envers les agences fédérales, vues par certains comme une entrave à la liberté économique.

Paradoxe :

  • D’un côté, les États-Unis disposent d’un vaste appareil réglementaire : SEC, FDA (alimentation et médicaments), EPA (environnement), OSHA (santé et sécurité au travail), etc.
  • De l’autre, les administrations républicaines ont fréquemment réduit le budget ou l’autorité de ces agences, au nom de l’efficacité économique ou de la souveraineté des États fédérés.

Dynamiques autoritaires :

  • Contournement des régulations par des décrets exécutifs (ex. : suspension de normes environnementales).
  • Ciblage d’agences jugées politiquement hostiles (ex. : tentative de démantèlement de l’EPA).
  • Usage sélectif de la réglementation pour favoriser des groupes amis ou punir des opposants (ex. : menaces contre des entreprises critiques).

La gouvernance économique aux États-Unis est donc marquée par une tension constante entre idéologie de libre marché et pouvoir exécutif fort, ce qui crée un terrain fertile aux glissements autoritaires déguisés en « réformes de simplification ».

Canada : un État régulateur stable, mais contesté

Au Canada, la tradition réglementaire est plus stable et acceptée socialement. L’État joue un rôle central dans la régulation de l’économie, la protection des consommateurs, et la promotion de la justice sociale, notamment à travers les normes fiscales, environnementales et sociales.

Caractéristiques du modèle canadien :

  • Gouvernance partagée entre les paliers fédéral et provinciaux : la fiscalité, l’environnement, la santé et le travail relèvent souvent de juridictions croisées.
  • Approche proactive : l’État agit souvent par la planification, les consultations, et l’harmonisation des normes (ex. : normes environnementales pancanadiennes).
  • Culture réglementaire robuste, soutenue par des institutions publiques indépendantes (ex. : Conseil canadien des normes, Commissariat à l’environnement).

Enjeux démocratiques :

  • Déficit de participation citoyenne : les politiques réglementaires sont souvent décidées par les fonctionnaires, éloignant les citoyens du processus.
  • Tensions fédérales-provinciales : certaines provinces rejettent les interventions fédérales (ex. : taxe carbone), alimentant des récits populistes de résistance à Ottawa.
  • Poids du lobbying : bien que moins intense qu’aux États-Unis, l’influence des groupes économiques demeure significative.

Le Canada dispose d’un appareil réglementaire cohérent, mais sa légitimité repose sur la transparence, l’inclusion, et l’équilibre entre efficacité administrative et justice sociale

Tableau comparatif

Aspect États-Unis Canada
Vision de l’État Minimaliste, orienté vers le marché Actif, orienté vers la cohésion sociale
Culture réglementaire Méfiance, perçue comme une contrainte Acceptée comme outil d’équité
Niveaux de régulation Fédéral + États, souvent en conflit Fédéral et provinces : une collaboration plus organisée
Risques autoritaires Capture, contournement, instrumentalisation Centralisation, technocratisme
Capacité de réforme Forte, mais instable Stable, mais parfois lente

Contraintes réglementaires et gouvernance démocratique

Les contraintes réglementaires ne sont pas des entraves à la liberté ; elles sont des garanties de justice, de sécurité et de durabilité. Lorsqu’elles sont conçues de manière transparente, fondées sur des données probantes, et mises en œuvre de façon équitable, elles renforcent la légitimité démocratique.

En revanche, dans un contexte autoritaire :

  • La réglementation peut devenir un outil de punition sélective ;
  • Les normes peuvent être affaiblies pour favoriser des intérêts privés ;
  • La déréglementation peut affaiblir les contre-pouvoirs et laisser les citoyens sans protection.

C’est dans ce cadre que le rôle des institutions de gouvernance devient central : leur indépendance, leur transparence et leur capacité à arbitrer entre libertés économiques et droits collectifs sont des indicateurs clés de la santé démocratique d’un régime

Conclusion

La gouvernance économique repose sur un équilibre délicat entre liberté et encadrement. Trop peu de régulation ouvre la porte à l’anarchie économique ou à la domination des puissants ; trop de régulation, mal conçue, peut conduire à l’inefficacité ou à l’abus de pouvoir.

Ni le modèle américain ni le modèle canadien n’est exempt de tensions. L’un privilégie l’initiative individuelle, mais se heurte à l’instabilité institutionnelle ; l’autre valorise la régulation concertée, mais court le risque d’une technocratie éloignée des citoyens.

Dans le prochain article, le neuvième de la série, nous aborderons une dimension centrale de toute gouvernance : le bien-être social. Comment les politiques publiques américaines et canadiennes façonnent-elles la qualité de vie des citoyens, et que nous disent-elles du rapport entre démocratie et solidarité ?