La taxe sur les services numériques (DST) au Canada : un équilibre délicat entre justice fiscale et tensions commerciales


À l’ère du numérique, les géants technologiques ont bâti des empires économiques dont les revenus sont souvent déconnectés des frontières physiques. Face à ce phénomène, plusieurs pays ont cherché à adapter leur fiscalité. Le Canada, comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie, a introduit une taxe sur les services numériques (DST).

Adoptée par le projet de loi C-59 et entrée en vigueur en juin 2024, cette taxe de 3 % s’applique rétroactivement aux revenus numériques générés au Canada depuis 2022 par les grandes entreprises mondiales. Bien que justifiée par une volonté d’équité fiscale, cette mesure soulève des débats nourris quant à son efficacité économique, ses répercussions commerciales et sa compatibilité avec une solution fiscale internationale concertée.

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La justification première de la DST repose sur le principe d’équité fiscale. Depuis des années, les grandes entreprises du numérique (Amazon, Google, Meta et autres) génèrent des milliards de dollars de revenus publicitaires ou d’abonnement sur les marchés nationaux sans y payer d’impôt proportionnel. Le modèle d’affaires fondé sur les plateformes numériques leur permet d’atteindre les consommateurs canadiens sans présence physique significative, ce qui réduit leur assujettissement à l’impôt sur les bénéfices des sociétés.

Dans ce contexte, la DST constitue un outil de rééquilibrage fiscal. Elle vise à taxer les revenus tirés de la publicité ciblée, de l’intermédiation de marché et de la monétisation des données personnelles, autant de ressources générées par l’activité des utilisateurs canadiens. Le gouvernement fédéral estime que la taxe pourrait rapporter environ 7,2 milliards de dollars sur cinq ans, une somme non négligeable dans un contexte de pressions budgétaires accrues et de volonté de financer les services publics ou soutenir la création de contenu culturel canadien.

La DST permettrait également de rétablir une forme de neutralité concurrentielle. En taxant les revenus des plateformes étrangères, elle vise à offrir un espace économique plus équitable aux entreprises canadiennes de médias, de commerce en ligne ou de services numériques, souvent désavantagées par la domination algorithmique et financière de leurs concurrentes américaines.

Toutefois, les avantages escomptés de la DST s’accompagnent de répercussions indirectes potentiellement préjudiciables. Bien qu’elle cible les revenus des multinationales, la taxe est susceptible d’être répercutée en aval, c’est-à-dire sur les entreprises locales ou les consommateurs. Par exemple, une PME qui fait de la publicité sur Facebook ou Google Ads pourrait voir ses coûts augmenter, les plateformes choisissant d’intégrer la taxe dans leurs tarifs. Le fardeau fiscal serait ainsi transféré à ceux que la DST prétend défendre.

De même, les utilisateurs de plateformes comme Amazon Prime, Netflix ou Spotify pourraient faire face à une hausse du prix des abonnements, les entreprises compensant la ponction fiscale par des ajustements tarifaires. Si cette dynamique s’installe, la taxe perd une part de son efficacité redistributive et peut même nuire à l’accès au numérique pour certains segments de la population.

S’ajoute à cela la complexité administrative. La DST oblige les entreprises à distinguer les revenus canadiens de leurs revenus globaux, à identifier les utilisateurs en fonction de leur localisation et à ajuster leur comptabilité rétroactivement pour les années 2022 et 2023. Cela implique des coûts importants de conformité, en particulier pour les entreprises opérant dans plusieurs juridictions, et pourrait freiner l’innovation ou dissuader certains acteurs de maintenir leurs services au Canada.

Au-delà des considérations économiques internes, la DST canadienne soulève un enjeu de politique commerciale internationale. Les États-Unis, dont les entreprises sont les principales cibles de la mesure, voient d’un très mauvais œil cette taxation unilatérale. Washington a d’ailleurs exprimé son opposition en invoquant les règles de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) et en menaçant d’imposer des mesures de rétorsion commerciale si la taxe était maintenue.

L’hostilité américaine repose sur deux arguments. D’une part, la taxe serait discriminatoire, dans la mesure où elle cible quasi exclusivement des entreprises américaines, ce qui constituerait une forme de protectionnisme déguisé. D’autre part, son application rétroactive serait contraire aux principes fondamentaux de sécurité juridique et d’équité procédurale.

Ce contexte crée une zone d’incertitude diplomatique et économique pour le Canada. Si les tensions se durcissent, elles pourraient affecter d’autres secteurs d’échange avec les États-Unis, comme l’agriculture, l’automobile ou l’énergie. Le Canada se retrouve alors dans une posture délicate : d’un côté, il cherche à défendre sa souveraineté fiscale et son modèle de redistribution ; de l’autre, il doit ménager une relation commerciale cruciale pour son économie.

Conscient des limites de l’approche nationale, le Canada a affirmé son intention de retirer sa DST dès qu’une solution multilatérale sera en place. Depuis 2021, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) travaille à un cadre fiscal international sous le nom de « Pilier Un ou Pillar One », destiné à répartir plus équitablement les droits d’imposition entre les pays en fonction de la localisation des utilisateurs numériques.

Ce projet, soutenu par plus de 140 pays, vise à instaurer une règle de répartition des bénéfices excédentaires des multinationales les plus rentables, combinée à un impôt minimum mondial. Si cet accord était ratifié, il constituerait un tournant majeur pour la fiscalité internationale. Toutefois, sa mise en œuvre a été plusieurs fois repoussée, et son avenir demeure incertain, notamment en raison des échéances électorales aux États-Unis et des divergences persistantes entre les pays membres.

Dans cette attente, le Canada a donc opté pour une mesure transitoire, considérant que l’inaction serait encore plus dommageable. Cette posture se veut pragmatique, mais elle comporte le risque de ralentir les négociations multilatérales ou de décourager d’autres pays de coopérer s’ils perçoivent une prime à l’unilatéralisme.

La taxe sur les services numériques canadienne reflète les tensions profondes entre la souveraineté fiscale nationale et les dynamiques globales du numérique. Bien qu’elle soit imparfaite, critiquée pour son application rétroactive, sa complexité ou son potentiel conflictuel, elle constitue une réponse politique crédible à un déséquilibre réel. Elle affirme la volonté du Canada de ne pas rester passif face à l’érosion des bases fiscales et à la concentration des profits par des entreprises souvent insensibles aux réalités locales.

Le défi, pour le Canada, sera de gérer les répercussions à court terme (réactions commerciales, transfert de coûts, incertitude réglementaire), tout en soutenant l’élan vers une solution fiscale internationale harmonisée.

Il faudra aussi veiller à ce que les recettes générées soient affectées à des secteurs porteurs – culture, innovation, éducation numérique – afin que cette taxe ne soit pas perçue uniquement comme une mesure punitive, mais bien comme un levier pour renforcer la souveraineté économique dans un monde interconnecté.

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Auteur : Gouvernance des entreprises | Jacques Grisé

Ce blogue fait l’inventaire des documents les plus pertinents et récents en gouvernance des entreprises. La sélection des billets, « posts », est le résultat d’une veille assidue des articles de revue, des blogues et sites web dans le domaine de la gouvernance, des publications scientifiques et professionnelles, des études et autres rapports portant sur la gouvernance des sociétés, au Canada et dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Europe, et en Australie. Chaque jour, je fais un choix parmi l’ensemble des publications récentes et pertinentes et je commente brièvement la publication. L’objectif de ce blogue est d’être la référence en matière de documentation en gouvernance dans le monde francophone, en fournissant au lecteur une mine de renseignements récents (les billets quotidiens) ainsi qu’un outil de recherche simple et facile à utiliser pour répertorier les publications en fonction des catégories les plus pertinentes. Jacques Grisé est professeur titulaire retraité (associé) du département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Il est détenteur d’un Ph.D. de la Ivy Business School (University of Western Ontario), d’une Licence spécialisée en administration des entreprises (Université de Louvain en Belgique) et d’un B.Sc.Comm. (HEC, Montréal). En 1993, il a effectué des études post-doctorales à l’University of South Carolina, Columbia, S.C. dans le cadre du Faculty Development in International Business Program. Il a été directeur des programmes de formation en gouvernance du Collège des administrateurs de sociétés (CAS) de 2006 à 2012. Il est maintenant collaborateur spécial au CAS. Il a été président de l’ordre des administrateurs agréés du Québec de 2015 à 2017. Jacques Grisé a été activement impliqué dans diverses organisations et a été membre de plusieurs comités et conseils d'administration reliés à ses fonctions : Professeur de management de l'Université Laval (depuis 1968), Directeur du département de management (13 ans), Directeur d'ensemble des programmes de premier cycle en administration (6 ans), Maire de la Municipalité de Ste-Pétronille, I.O. (1993-2009), Préfet adjoint de la MRC l’Île d’Orléans (1996-2009). Il est présentement impliqué dans les organismes suivants : membre de l'Ordre des administrateurs agréés du Québec (OAAQ), membre du Comité des Prix et Distinctions de l'Université Laval. Il préside les organisations suivantes : Société Musique de chambre à Ste-Pétronille Inc. (depuis 1989), Groupe Sommet Inc. (depuis 1986), Coopérative de solidarité de Services à domicile Orléans (depuis 2019) Jacques Grisé possède également une expérience de 3 ans en gestion internationale, ayant agi comme directeur de projet en Algérie et aux Philippines de 1977-1980 (dans le cadre d'un congé sans solde de l'Université Laval). Il est le Lauréat 2007 du Prix Mérite du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ) et Fellow Adm.A. En 2012, il reçoit la distinction Hommage aux Bâtisseurs du CAS. En 2019, il reçoit la médaille de l’assemblée nationale. Spécialités : Le professeur Grisé est l'auteur d’une soixantaine d’articles à caractère scientifique ou professionnel. Ses intérêts de recherche touchent principalement la gouvernance des sociétés, les comportements dans les organisations, la gestion des ressources humaines, les stratégies de changement organisationnel, le processus de consultation, le design organisationnel, la gestion de programmes de formation, notamment ceux destinés à des hauts dirigeants et à des membres de conseil d'administration.

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