Réflexions sur la convergence de la gouvernance d’entreprise


Le séminaire à la maîtrise de Gouvernance de l’entreprise (DRT-7022) dispensé  par Ivan Tchotourian*, professeur en droit des affaires de la Faculté de droit de l’Université Laval, entend apporter aux étudiants une réflexion originale sur les liens entre la sphère économico-juridique, la gouvernance des entreprises et les enjeux sociétaux actuels**.

Ce billet veut contribuer au partage des connaissances en gouvernance à une large échelle. Le présent billet est une fiche de lecture réalisée par Pierre Paitrault.

Ce dernier a travaillé sur un chapitre du livre The SAGE Handbook of Corporate Governance (SAGE Publications Ltd, 2012) du spécialiste Douglas M. Branson intitulé : « Global Convergence in Corporate Governance? What a Difference 10 Years Make ». Dans le cadre de ce billet, l’auteur revient sur le texte pour le mettre en perspective et y apporter un regard critique.

Bonne lecture ! Vos commentaires sont appréciés.

La convergence de la gouvernance d’entreprise : théorie vs. réalité

par

 Pierre Paitrault

 

Il est question dans cet article d’observer la réalité de la transformation du cadre de gouvernance mondial des sociétés. L’intouchable modèle de gouvernance américain basé sur l’élément central qu’est la maximisation de la valeur actionnariale a été présenté durant des années comme l’aboutissement suprême des formes de gouvernances. La puissance des écrits des auteurs des grandes universités américaines a largement argumenté en faveur de ce modèle et l’a relayé ou, tout du moins, a tenté d’en faire la promotion aux quatre coins du globe. De toute cette doctrine a émergé une idée simple, le modèle de gouvernance centré sur l’actionnariat va de manière évidente s’imposer sur tous les autres modèles, ces derniers tendant à s’en inspirer pour finalement l’intégrer totalement, c’est la théorie de la convergence consacrée notamment dans un célèbre article « The End of History of Corporate Law » des professeurs de droit Hansmann et Kraakmann [1].

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Dans sa quête de restauration d’une vérité trop souvent noyée dans la masse des auteurs pro-convergence, Douglas M. Branson nous présente les éléments de démonstration tendant à remettre en question cette théorie. Faisant appel aux considérations d’ordres culturelles, morales ou encore même économiques, les propos de cet article démontrent qu’aujourd’hui la théorie de la convergence n’a plus lieu d’être considérée comme valablement consacrée.

Origines de la convergence

À l’origine de la convergence de la gouvernance d’entreprise se trouve la mondialisation d’une manière plus globale des communications et des technologies qui ont favorisé un accès universel et instantané à toutes les informations, les ouvrages et données sur les modes de gouvernances du monde entier. Sous la pression des actionnaires (notamment les actionnaires institutionnels), des gouvernements et organismes de notation les dirigeants d’entreprises ont l’obligation de cibler les meilleures pratiques de gouvernance et il leur appartient de les intégrer afin d’optimiser leur propre modèle de gouvernance de leur société.

Le développement d’une gouvernance d’entreprise centrée sur la maximisation des intérêts des actionnaires a été le fruit d’une longue évolution de la pratique aux États-Unis sur le XXe siècle, les diverses consécrations jurisprudentielles d’une telle approche ont davantage sacralisé ce dernier (Dodge v. Ford Motor Co. [2]). Des conseils d’administration composés d’administrateurs indépendants, des comités d’audit et de gouvernance du conseil et des actionnaires actifs n’hésitant pas à avoir recours à des actions judiciaires dérivées qui leur sont offertes par les lois corporatives sont les principales caractéristiques de ce modèle de gouvernance.

Critiques de la convergence

Douglas M. Branson pointe l’effet pervers de cette approche fortement imprégnée d’idéologie individualiste ayant amené des dérives constatées par les différentes crises économiques. Pour lui, le débat de la convergence renvoie au débat classique opposant la logique de l’individu versus la société, l’économie doit-elle être intégrée dans l’ordre social ou servir les intérêts individualistes ? La réponse est différente selon la culture économique dans laquelle nous nous trouvons. Les économies ne sont pas toutes inscrites dans la même logique, l’opposition est clairement marquée entre les économies asiatiques et occidentales, là où l’entreprise asiatique est intégrée dans un ordre social plus grand dont elle dépend largement, l’entreprise américaine est beaucoup plus indépendante de son environnement social et politique. Pour cette raison l’on comprend que le modèle de gouvernance centré sur l’actionnariat ne peut être transposé partout.

La remise en question de la convergence passe donc par la critique morale du modèle qu’elle promeut et surtout par les particularismes des différentes économies du monde. De nombreuses barrières ont mis à mal la réalisation de la convergence dont les plus grands économistes s’en sont faits les ardents défenseurs. Ces barrières sont le fruit de la diversification des cultures économiques des différentes régions du monde. Des cultures de convergence bien intégrées dans des pays moins puissants que les États-Unis ne sont pas suffisamment prises en compte par les économistes et universitaires étrangers et font parfois obstacle aux pratiques de la gouvernance actionnariale (c’est le cas par exemple des path depedency et rent seeking). De plus le modèle américain basé sur des entités sociétales plus puissantes que le réseau de banques n’est pas transposable en Europe ou le financement bancaire des sociétés est beaucoup plus important [3]. En réalité le modèle actionnarial est concurrencé localement par des modèles variés de gouvernance qui sont efficients et correspondent à la culture économique régionale (capitalisme familial, capitalisme Bamboo, etc.).

Loin de faire l’unanimité

La théorie de la convergence ne fait aujourd’hui plus l’unanimité au sein de la doctrine économique et universitaire, le modèle même de gouvernance centré sur la valeur actionnariale est remis en question, et cela même aux États-Unis après les scandales de gouvernances (Enron en 2001 2002) et la crise financière de 2008-2009. La thèse de la divergence a quant à elle pris forme et s’est même étendue vers une vision évolutive des pratiques de gouvernance, chaque modèle glissant vers un autre, c’est le point de vue exprimé par le professeur Thomas Clark, le modèle américain tendant vers la Corporate Social Responsability et les modèles européens et japonais adoptant des caractéristiques du modèle actionnarial.

Conclusion

La conclusion d’un débat aussi prolifique pourrait être en réalité être incarné par l’opinion exprimée par les chercheurs Aoki et Jackson [4]. En plus de l’hypothèse de convergence il propose trois autres pistes d’évolutions que sont : la disparition, l’incompatibilité ou l’hybridation. Désormais les interrogations tiennent à savoir dans laquelle de ces directions la gouvernance se dirige, malheureusement l’histoire économique récente nous a appris que les réponses ne se trouvent pas dans la théorie, mais bien dans la pratique économique.


[1] Hansmann, H., et Kraakman, R., « The End of History for Corporate Law », (2001) Georgetown Law Journal, 89, p. 439-468.

[2] 204 Mich 459, 170 NW 668 (1919).

[3] Charreaux, G., « Quelle théorie pour la gouvernance ? De la gouvernance actionnariale à la gouvernance cognitive », (Février 2002) document de travail, spéc. p. 5.

[4] Aoki, M., et Jackson, G., « Understanding an emergent diversity of corporate governance and organizational architecture: an essentiality-based analysis », (2008) Industrial and Corporate Change, 17(1), p. 1-28.


*Ivan Tchotourian, professeur en droit des affaires, codirecteur du Centre d’Études en Droit Économique (CÉDÉ), membre du Groupe de recherche en droit des services financiers (www.grdsf.ulaval.ca), Faculté de droit, Université Laval.

**Le séminaire s’interroge sur le contenu des normes de gouvernance et leur pertinence dans un contexte de profonds questionnements des modèles économique et financier. Dans le cadre de ce séminaire, il est proposé aux étudiants depuis l’hiver 2014 d’avoir une expérience originale de publication de leurs travaux de recherche qui ont porté sur des sujets d’actualité de gouvernance d’entreprise.

Auteur : Gouvernance des entreprises | Jacques Grisé

Ce blogue fait l’inventaire des documents les plus pertinents et récents en gouvernance des entreprises. La sélection des billets, « posts », est le résultat d’une veille assidue des articles de revue, des blogues et sites web dans le domaine de la gouvernance, des publications scientifiques et professionnelles, des études et autres rapports portant sur la gouvernance des sociétés, au Canada et dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Europe, et en Australie. Chaque jour, je fais un choix parmi l’ensemble des publications récentes et pertinentes et je commente brièvement la publication. L’objectif de ce blogue est d’être la référence en matière de documentation en gouvernance dans le monde francophone, en fournissant au lecteur une mine de renseignements récents (les billets quotidiens) ainsi qu’un outil de recherche simple et facile à utiliser pour répertorier les publications en fonction des catégories les plus pertinentes. Jacques Grisé est professeur titulaire retraité (associé) du département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Il est détenteur d’un Ph.D. de la Ivy Business School (University of Western Ontario), d’une Licence spécialisée en administration des entreprises (Université de Louvain en Belgique) et d’un B.Sc.Comm. (HEC, Montréal). En 1993, il a effectué des études post-doctorales à l’University of South Carolina, Columbia, S.C. dans le cadre du Faculty Development in International Business Program. Il a été directeur des programmes de formation en gouvernance du Collège des administrateurs de sociétés (CAS) de 2006 à 2012. Il est maintenant collaborateur spécial au CAS. Il a été président de l’ordre des administrateurs agréés du Québec de 2015 à 2017. Jacques Grisé a été activement impliqué dans diverses organisations et a été membre de plusieurs comités et conseils d'administration reliés à ses fonctions : Professeur de management de l'Université Laval (depuis 1968), Directeur du département de management (13 ans), Directeur d'ensemble des programmes de premier cycle en administration (6 ans), Maire de la Municipalité de Ste-Pétronille, I.O. (1993-2009), Préfet adjoint de la MRC l’Île d’Orléans (1996-2009). Il est présentement impliqué dans les organismes suivants : membre de l'Ordre des administrateurs agréés du Québec (OAAQ), membre du Comité des Prix et Distinctions de l'Université Laval. Il préside les organisations suivantes : Société Musique de chambre à Ste-Pétronille Inc. (depuis 1989), Groupe Sommet Inc. (depuis 1986), Coopérative de solidarité de Services à domicile Orléans (depuis 2019) Jacques Grisé possède également une expérience de 3 ans en gestion internationale, ayant agi comme directeur de projet en Algérie et aux Philippines de 1977-1980 (dans le cadre d'un congé sans solde de l'Université Laval). Il est le Lauréat 2007 du Prix Mérite du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ) et Fellow Adm.A. En 2012, il reçoit la distinction Hommage aux Bâtisseurs du CAS. En 2019, il reçoit la médaille de l’assemblée nationale. Spécialités : Le professeur Grisé est l'auteur d’une soixantaine d’articles à caractère scientifique ou professionnel. Ses intérêts de recherche touchent principalement la gouvernance des sociétés, les comportements dans les organisations, la gestion des ressources humaines, les stratégies de changement organisationnel, le processus de consultation, le design organisationnel, la gestion de programmes de formation, notamment ceux destinés à des hauts dirigeants et à des membres de conseil d'administration.

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